CHAPITRE III
Sous le titre Drame mystérieux à l’hôtel Galton, la nouvelle eut les honneurs de la première page dans la presse du matin. Crime ou suicide, il était bien difficile de le démêler. Tout ce que l’on savait était qu’un homme, probablement un visiteur, s’était tué en tombant de l’une des fenêtres du palace mais, outre que le visage du cadavre avait été rendu méconnaissable par le choc, la victime n’avait sur elle aucun papier permettant de l’identifier. Les seuls éléments valables de l’enquête tendaient à démontrer que le point de départ de la chute se trouvait au septième étage, un appartement où du reste la fenêtre était demeurée grande ouverte et qui était occupé par une jeune femme inscrite sur les registres sous le nom de Maura. Mais il semblait bien que, au moment où la chose était arrivée, cette jeune femme était absente, tous les indices paraissaient établir que l’homme était seul chez elle, une femme de chambre se souvenait d’ailleurs de l’avoir vu arriver une bonne heure plus tôt. Il avait donc dû s’introduire pour y attendre la locataire tout en buvant un verre sur lequel on avait relevé ses empreintes. Mais là où le mystère s’épaississait encore davantage, c’était en ce qui concernait Maura. Elle avait été vue dans l’après-midi et dans la soirée en différents points de l’hôtel, mais ni le portier de nuit ni le personnel de service ne se souvenaient de l’avoir vue sortir à quelque moment que ce soit et pourtant elle avait bel et bien disparu. Naturellement et comme d’habitude, la police tenait une piste sérieuse et ne tarderait pas à retrouver cette personne dont le témoignage serait capital. La sensationnelle information ne fit du reste pas long feu, déjà les journaux du soir la reléguaient en dernière page et ceux du jour suivant n’en parlaient plus. Le Galton faisait partie d’une chaîne appartenant à une puissante société financière pour qui ce genre de publicité était fort peu souhaitable et qui avait les moyens de le faire comprendre aux agences de presse. Lorsque, deux jours plus tard, le cruiser de haute mer Shiram pénétra dans le port de Sarema et vint accoster au bassin du Yacht-Club, son commandant et propriétaire Kerno ignorait tout de cet incident qui s’était déroulé à six cents kilomètres de là et, lorsqu’il l’apprit un peu plus tard, il aurait été bien incapable d’imaginer les répercussions qu’il allait entraîner dans son existence.
Avec la sûreté de gestes d’un marin confirmé, le yachtman amarra solidement son bateau et vérifia que tout était en ordre à bord, ces tâches lui incombaient entièrement car il n’y avait ni second ni équipage à bord pour s’en occuper, Kerno était un navigateur solitaire. Pour plus d’une raison d’ailleurs, parmi lesquelles son goût de l’aventure personnelle n’entrait qu’en partie en ligne de compte. Toutefois le Shiram était remarquablement conçu : radar, asdic, pilotage automatique contrôlé par ordinateur, rien ne manquait pour permettre l’indépendance.
La routine terminée, il se rasa de près, troqua son short délavé pour un costume plus décent, glissa dans sa poche une épaisse enveloppe de papier brun, sauta sur le quai. Il se rendit d’abord au bureau pour accomplir les formalités habituelles, s’arrêta ensuite un moment au bar où la jeune et rousse officiante s’empressa de placer devant lui un long drink embué de fraîcheur.
— Vous avez fait une bonne croisière, monsieur Kerno ?
— Excellente, Dhéla, vraiment excellente. Dommage que vous n’ayez pas été avec moi. Mais je vous promets de vous emmener la prochaine fois...
Elle eut un sourire qui s’acheva en un imperceptible soupir. Si seulement il disait vrai... il n’aurait pas besoin d’insister longtemps pour qu’elle accepte. Passer quelques jours en mer en compagnie de ce grand garçon blond au visage hâlé de corsaire, avec ses yeux verts où dansait une flamme impudente... Mais elle ne se faisait guère d’illusions, il y avait au club et ailleurs beaucoup d’autres jolies filles qui étaient prêtes elles aussi à se laisser emporter par le Shiram, Kerno n’avait que l’embarras du choix. Du reste il n’en profitait pas très souvent et jamais pour un voyage de longue durée ; alors il partait toujours seul et réapparaissait de même comme ce matin et nul ne connaissait le genre d’aventures qu’il allait chercher au-delà de l’horizon. Dhéla le suivit des yeux lorsqu’il quitta le bar, soupira à nouveau.
Un peu au-dessus du port de plaisance et à l’entrée de la route de raccordement, il y avait un grand parking souterrain dont toute une section était occupée par des boxes particuliers. La voiture de Kerno, un cabriolet grand sport, l’y attendait. Il se mit au volant, manœuvra, s’engagea sur la chaussée en direction du centre de Sarema. Dans l’une des premières avenues, il stoppa à la hauteur d’une cabine téléphonique, s’y enferma pendant deux minutes, ressortit avec un sourire satisfait : Ryash était chez lui et l’attendait. Démarrant à nouveau, il gagna la partie supérieure de la ville, longea le stade, obliqua vers une rampe qui débouchait sur un terre-plein gazonné, bloqua les freins devant l’entrée d’un grand immeuble de luxe qui dominait l’immense panorama du golfe. Enjambant souplement la portière, le marin s’engouffra dans le hall, se laissa emporter par l’ascenseur jusqu’au dernier étage. Un instant plus tard, une porte s’ouvrait devant lui.
— Enchanté de vous voir, Kerno. Entrez donc...
Le propriétaire des lieux était un homme d’une quarantaine d’années, grand, massif, et vêtu avec une certaine recherche. Il avait un visage coloré, des cheveux courts et légèrement grisonnants, un large sourire chaleureux dont l’air de bonhomie était quelque peu démenti par la lueur froide et attentive de ses petits yeux bruns. Après une poignée de main, il entraîna son visiteur à l’intérieur de l’appartement, ouvrit la porte d’un grand bureau meublé dans un style sobre et fonctionnel rehaussé par quelques objets d’art exotique.
— Asseyez-vous et mettez-vous à votre aise. Le bar et le coffret de cigares sont à portée de votre main. Je suppose que, puisque vous êtes de retour à la date prévue, votre voyage s’est déroulé sans incident ?
Kerno dosa méticuleusement l’alcool et l’eau dans un verre, choisit un cigare en connaisseur, l’alluma, exhala une longue bouffée de fumée.
— Pas la plus petite anicroche, se décida-t-il enfin à répondre. J’ai chargé les cinq caisses d’armes à l’endroit où elles m’attendaient, j’ai fait tranquillement route en évitant les lignes trop fréquentées et j’ai pu atteindre de nuit le point convenu sans avoir rencontré la moindre vedette de police ou de douane. L’endroit était du reste bien choisi, parfaitement désert, rien que du sable et des cailloux et les clients étaient fidèles au rendez-vous. Ils ont pris possession de la marchandise sans traîner et le jour n’était pas encore levé que j’avais déjà regagné les eaux internationales. J’aurais presque pu être de retour hier au lieu d’aujourd’hui, mais un programme est un programme.
— Vous avez reçu le paiement, naturellement ?
Kerno tira de sa poche l’enveloppe brune, la lança sur le bureau.
— Vous pouvez vérifier, le compte y est. Cent cinquante mille thélars. Il y en avait plus, bien entendu, mais j’ai déjà prélevé ma part.
— Si je ne vous connaissais pas de longue date, fit Ryash après avoir rapidement compté les billets, je pourrais croire que vous n’avez pas confiance en moi. Vous avez droit à vingt-cinq pour cent du total, pensez-vous que je ne vous les aurais pas donnés si vous m’aviez rapporté la somme complète ?
— Ce n’est pas tout à fait ainsi que je vois les choses. Vous m’avez confié une marchandise dont vous avez vous-même estimé la valeur à cent cinquante mille thélars. Vous les avez et nous sommes en règle. Le reste est pour moi. Vous savez parfaitement que ces gens sont âpres en affaires et j’ai dû marchander durement. Qui vous dit que je n’ai pas été obligé de me contenter de vingt pour cent seulement ?
— Ça m’étonnerait. Je suis persuadé que le chiffre est plus près de trente.
— Et la prime de risque ? C’est entendu, je fais ça pour mon plaisir et parce que j’aime l’aventure, mais j’ai dû récemment faire réviser mes moteurs et ça coûte cher. Vous ai-je jamais demandé une participation à mes frais ?
— Non, Kerno, et croyez bien d’ailleurs que je ne vous considère pas comme un vulgaire agent.
— Tout est donc en ordre et je peux me retirer ?
— Attendez un moment. Que diriez-vous si je vous demandais de me rendre un nouveau service ?
— Tout de suite ?
— Le plus tôt possible.
— Alors non. Plus tard si vous voulez, mais pour le moment j’ai l’intention de prendre un peu de vacances. Une petite croisière paresseuse en compagnie d’une jolie fille. Vous avez vous-même rappelé que je ne suis pas appointé par vos services secrets d’Alméria. Je suis un indépendant. Tout à votre disposition, bien sûr, mais à la condition que ma liberté ne soit pas trop entravée.
— Et s’il s’agissait de tout autre chose que ce que vous venez de faire ?
— Un trafic clandestin portant sur un autre genre de marchandises? Encore moins, Ryash. Je veux bien transporter des armes ou à la rigueur des agents que vous voulez infiltrer quelque part, mais si vous faites allusion à la drogue par exemple, je refuse tout net. Que pour les besoins de la politique d’Alméria des militaires ou des partisans se massacrent entre eux, je m’en fiche éperdument. Ils le feraient de toute façon si les mitrailleuses ou les lance-roquettes venaient de Syrog ou d’Evra. Mais détruire sciemment des cerveaux, c’est contraire à mes principes et ça me dégoûte.
— Un libertaire comme vous ?
— C’est justement parce que je suis un libertaire comme vous dites que je respecte la liberté des autres; la drogue est une prison d’où le pauvre type qui s’y adonne ne peut plus jamais s’échapper.
— Je vous approuve entièrement, Kerno. Mais il n’en est pas question et en outre non seulement vous n’auriez pratiquement aucun risque à courir, mais ce serait une question de deux ou trois jours tout au plus. Pour cinquante mille thélars cash, c’est une bonne affaire.
— Cinquante mille ? Si vous offrez cette somme avant toute discussion, ça vaut au moins le double. De quel genre de fret s’agit-il?
— Votre bateau n’aurait pas à quitter son port d’attache. Vous n’auriez à effectuer qu’une simple promenade en voiture dans les environs. L’opération ne consiste pas à livrer une marchandise quelque part mais au contraire à aller en chercher une et qui tiendra aussi facilement dans votre poche que cette enveloppe que vous avez ramenée aujourd’hui.
— Vous commencez à exciter ma curiosité, Ryash. Dites-m’ en davantage.
— Je ne pourrai tout vous dévoiler que si vous acceptez la mission, mais je peux quand même ajouter une précision qui devrait accroître votre intérêt. Ou plutôt je vais vous raconter une petite histoire... Il était une fois un homme qui était un grand savant, un mathématicien comme il n’en existe guère plus d’une demi-douzaine dans le monde. Cet homme avait fait une découverte susceptible de bouleverser toutes nos connaissances en matière de physique, une théorie révolutionnaire ouvrant à de fantastiques perspectives. Normalement, il aurait dû publier le résultat de ses travaux, n’est-ce pas, un rapport à l’Académie des Sciences. Mais sans doute a-t-il jugé que l’humanité n’était pas encore digne de recevoir une telle révélation et il a décidé de garder le silence. Il a rangé ses notes dans son tiroir et s’est consacré à la chasse aux papillons ou à tout autre divertissement aussi anodin.
— Votre anecdote rappelle celle de son confrère qui, ayant inventé les lois de la relativité, a eu le tort d’en faire part à ses contemporains et l’a bien regretté par la suite puisque ses équations ont servi à fabriquer la bombe atomique.
— C’est exactement cela. Nous ne savons pas ce qui pourrait sortir de la nouvelle théorie que je vous évoque, mais puisqu’elle constitue logiquement un pas en avant dans la spéculation scientifique, il est probable que les super missiles thermonucléaires dont nous disposons actuellement deviendraient périmés. De simples pétards bons à mettre en vitrine dans un musée.
— L’arme absolue... Votre physicien a très bien fait de garder le silence et de se recycler dans un autre genre d’activité intellectuelle.
— C’est ce que nous pensions aussi. Malheureusement un fait nouveau est apparu : nos Services n’ont pas été les seuls à recouper les informations et à en tirer des déductions. Les gars d’en face, je veux dire ceux de Syrog, ont fait de même. Eux aussi ont pris l’objectif dans leur collimateur. Et maintenant je vous pose la question : si quelqu’un doit s’approprier ses travaux, est-il souhaitable que ce soit Syrog plutôt qu’Alméria? Vous savez ce qu’ils s’empresseraient de faire dès qu’ils seraient en possession d’un pareil atout. Ils déclencheraient la guerre totale et deviendraient les maîtres de toute la planète.
— Tandis qu’Alméria...
— Nous sommes des pacifistes et vous ne l’ignorez pas, vous avez assez longtemps vécu chez nous. La possession de l’arme nous donnerait simplement l’avantage de la dissuasion, personne n’oserait plus provoquer un conflit mondial et la paix serait assurée. La paix dans une façon de vivre qui est tout de même plus agréable chez nous que là-bas.
— Mais pourquoi ne pas tout simplement lancer une grenade incendiaire sur la maison de ce savant et le détruire, lui et ses paperasses ? Il n’y aurait plus de problème !...
— Parce que, en ce qui concerne la recherche scientifique, lorsqu’une idée est en l’air, elle finit toujours par se matérialiser ; ce qui a été trouvé ici le sera un peu plus tard ailleurs. Ce que nous désirons, c’est uniquement prendre de l’avance par rapport à l’autre bloc et être ainsi sûrs que l’équilibre sera maintenu. Nous ne déclencherons pas la guerre mais le jour où eux seront prêts à leur tour, ils ne pourront pas non plus la déclencher puisque notre riposte instantanée les rayerait définitivement de la carte. Ils se seraient suicidés.
— L’escalade dans l’équilibre de la terreur... Ce n’est pas très beau mais je crois que vous avez raison.
— Alors vous acceptez d’aller chercher ces documents là où ils se trouvent ?
— Me transformer en cambrioleur? Mais pourquoi moi ? Vous avez des spécialistes.
— Bien sûr, mais je préférerais de beaucoup ne pas m’adresser à eux. Ce sont justement des agents réguliers de notre Service et il y a beaucoup de chances que le contre-espionnage local, celui d’Evra, les connaisse plus ou moins ; il ne faut pas que son attention soit attirée sur l’objet qui nous intéresse, sinon ils voudront eux aussi entrer dans le jeu et ça sera la fin du secret. Vous n’ignorez pas à quel point ils sont infiltrés par les réseaux extérieurs ? Alors que vous, ainsi que vous l’avez rappelé, vous êtes un indépendant et j’ai la preuve que vous n’êtes pas fiché. Personne ne s’inquiétera de voir un touriste parmi tant d’autres se promener dans les montagnes de l’arrière-pays. A ce propos, je vous signale que nos camarades de Syrog semblent avoir tenu le même raisonnement.
— Ils ont délégué un amateur ? Ne me dites pas que vous l’avez identifié ?
— Dans une certaine mesure, si, sous toute réserve naturellement. Des informations de bonne source nous ont permis d’apprendre que l’affaire avait été confiée à l’un de leurs principaux agents résidant dans la capitale, à charge pour lui de faire choix d’un opérationnel non repéré.
— Comme vous le faites vous-même envers moi en ce moment.
— C’est la meilleure méthode dans un cas comme celui-ci. L’homme a donc été discrètement surveillé et nous avons pu savoir qui il avait contacté : une jeune femme nommée Maura. Là se place d’ailleurs un incident assez mystérieux. Le rendez-vous avait lieu de nuit dans un grand hôtel et au petit matin on a retrouvé l’agent sur le trottoir réduit à l’état de cadavre. Il était tombé par la fenêtre. Quant à Maura, elle avait complètement disparu.
— Drôle de façon de se comporter à l’égard de son patron si c’est elle qui l’a poussé dans le vide !
— Rien ne prouve qu’il ne s’agisse pas d’un accident ou bien de l’intervention postérieure d’un troisième personnage, les méthodes syrogiennes sont souvent brutales et la suppression pure et simple de celui qui a transmis les ordres est un moyen d’éviter les fuites qui leur ressemble bien. Quoi qu’il en soit, une discrète enquête auprès du personnel de l’hôtel nous a permis de construire un portrait-robot de la fille et le voilà. Si par hasard vous croisez au cours de votre promenade une jeune personne de cette sorte, vous saurez à quoi vous en tenir. Faites simplement en sorte de garder une longueur d’avance, quels que soient les moyens que vous emploierez.
Kerno examina attentivement le portrait que Ryash venait de lui donner.
— Pas mal du tout..., apprécia-t-il. J’espère bien que, si je la rencontre un jour, ce sera ailleurs et dans d’autres circonstances. Dans mon lit par exemple, plutôt que sur le sentier de la guerre...
— L’un n’empêchera peut-être pas l’autre si vous savez vous débrouiller. Maintenant, parlons d’Esder et de la documentation qui le concerne...
Quand le briefing fut terminé, Kerno se leva pour prendre congé. Au moment de sortir du bureau, il se retourna.
— Au fait, je viens vous rapporter ces cahiers de calculs ici même ?
— Non. Il vaut mieux observer le maximum de précautions. Vous me téléphonerez et je vous fixerai un point de rendez-vous.
— Vous y apporterez aussi la prime promise, n’est-ce pas? Vous avez bien dit quatre-vingts mille thélars ?
— Vous êtes incorrigible. Disons soixante-dix mille et n’en parlons plus ? Pour une toute petite excursion de quarante kilomètres et une visite dans une villa isolée, ce n’est pas une si mauvaise affaire?...
***
Dans la grande salle claire de la bibliothèque universitaire de Sarema régnait l’habituel silence souligné plutôt que coupé par le son des pages feuilletées et quelques faibles chuchotements — étudiants, étudiantes, visiteurs érudits étaient tous plongés dans leurs livres et totalement indifférents à ce qui les entourait. Assise tout au fond à l’une des petites tables, Alona referma ie dernier volume, le reposa sur la haute pile qui se dressait à côté d’elle et, relevant la tête, fixa d’un regard absent le morceau de ciel qui se découpait dans une proche fenêtre. En trois heures de temps, elle venait de parcourir à une vertigineuse cadence les quelque six mille pages de la plus récente encyclopédie ; elle les avait non pas lues mais simplement vues et sa mémoire éidétique les avait enregistrées avec la précision et la fidélité d’une caméra fonctionnant au millième de seconde, le contenu entier de l’ouvrage s’était gravé dans son cerveau — elle aurait pu le répéter mot à mot. Mais il lui suffisait de le synthétiser.
Au fond, à part le développement scientifique et technologique dont la courbe se redresse exponentiellement et tend vers l’asymptote, rien n’a changé qualitativement, seulement quantitativement. Les caractères de base sont toujours l’égoïsme, la jalousie, l’hypocrisie, la superstition, l’étroitesse d’esprit, le refus de se libérer des tabous ancestraux. La haine pour tout ce qui est différent, étranger, le complexe de supériorité, chauvinisme, xénophobie, le refus ou l’incapacité de communication, la soif de domination, la violence et la guerre. Le désir exacerbé de possession et de puissance immédiates joint à une croissance démographique effrénée et par conséquent le pillage des ressources de la planète sans le moindre souci du futur. Un futur qui pourtant les inquiète, leur fait peur... C’est bien cela : une terreur constante, obsédante qui les pousse à s’entasser dans des cités inhumaines et à s’étourdir en courant en rond. Ils s’agglutinent les uns aux autres et en même temps, plus ils s’entassent plus ils se détestent. Même l’instinct primordial de la sexualité qui, ailleurs, est le facteur essentiel de l’union de tous les êtres, est devenu ici un élément destructeur du psychisme. Il a été broyé, enseveli sous une masse d’interdits. Il est devenu un objet de honte, il ne peut se manifester que dans l’ombre et avec un unique partenaire approuvé par la loi et en principe seulement dans le but de procréation. Cette emprise d’une prétendue morale est telle que toute tentative de libération, même en pensée, entraîne l’apparition d’un complexe de culpabilité, le plus insidieusement destructeur de tous, alors que ce complexe de culpabilité n’existe pas si l’on tue quelqu’un : il y a tout au plus la peur du gendarme. En résumé, cette civilisation peut se définir ainsi : l’amour est un péché, le meurtre est un acte naturel et même souvent honorifique lorsque les victimes sont suffisamment nombreuses. Un régiment anéanti ou une ville rasée par exemple...
Quelle est donc la cause d’une telle différence entre cette civilisation et la mienne alors que physiologiquement et psychologiquement nous sommes presque identiques à part certaines facultés que nous avons appris à développer mais qui existent certainement chez eux à l’état latent ? Je crois que la réponse à cette question est simple, elle est même évidente. Sur Wadh, nous tâchons d’abord de sélectionner le mieux possible les facteurs génétiques de façon qu’ils se complètent et s’associent harmonieusement au moment de la conception puis, à partir de celle-ci et de la vie fœtale et ensuite après la naissance, nous nous efforçons de réaliser un conditionnement de l’individu tel que tout en lui — physiologie, intellect, facultés psychiques, harmonie, adaptation et maîtrise du milieu... — se développe en totale plénitude. C’est l’eugénisme. Chaque homme, chaque femme a droit à toutes ses chances dans l’existence. Il doit être aussi proche de la perfection sur tous les plans qu’il est possible, sans le moindre handicap, sinon le mettre au monde serait un crime. Cette condition remplie, il ne peut plus y avoir de problème dans le domaine de la collectivité. Lorsque chaque élément est parfaitement équilibré, la société l’est aussi. Elle ne comporte aucune inégalité, donc l’envie et la haine ne peuvent plus y naître.
Tandis qu’ici le processus est exactement le contraire. Non seulement l’eugénisme est ignoré mais encore on érige en dogme la survivance des déchets. On laisse les tares s’additionner, on multiplie l’apparition des déficients, des incapables, des inadaptés, des crétins, et on leur permet de se reproduire à leur tour. Par ailleurs, au lieu de laisser la société se constituer d’elle-même on prétend lui imposer une forme et des statuts en fonction de théories arbitraires et même parfois démentielles, sans réaliser un seul instant que le niveau moyen d’une société est celui de la majorité de ses constituants — quand cette majorité est imbécile, la société est imbécile quelle que soit l’idéologie prétendue. Une idéologie!... Quelle aberration ! La loi de la nature est pourtant tellement claire : lorsque la majorité est intelligente, la société l’est aussi, elle n’a pas besoin d’idéologie, elle est cette idéologie...
Alona se leva, remit consciencieusement en place l’encyclopédie sur les rayonnages, quitta la bibliothèque et sortit dans le soleil.
***
En principe, lorsque les équations de mouvement de deux mobiles présentent des paramètres différents et quand par surcroît les points d’origine des trajectoires sont encore plus différents, la probabilité d’intersection est pratiquement nulle. Elle augmente notablement si ces paramètres deviennent communs mais demeure encore très faible, ils passeront bien au même lieu mais pas en même temps. Et ce fut pourtant ce qui arriva. Les déterminants de la fonction Alona étaient la curiosité scientifique, le désir d’intégrer un facteur inconnu dans un tableau d’ensemble, ceux de la fonction Kerno étaient de nature plus matérielle : la volonté de se montrer supérieur à d’éventuels concurrents et aussi l’intérêt du gain — on ne peut prétendre être vraiment indépendant que si l’on a beaucoup d’argent. Le paramètre commun était l’amour de l’aventure et pour ce qui était du facteur temporel, le hasard avait décidé de l’admettre dans la convergence. A partir de la gare d’autobus de Sarema, la jeune femme avait atteint la station touristique de Fodall à quinze cents mètres d’altitude peu après midi, alors que le marin, bien qu’utilisant sa voiture personnelle, ne déboucha sur la place du village qu’une dizaine de minutes plus tard. Ni l’un ni l’autre ne s’étaient encombrés de bagages, considérant l’excursion comme une simple reconnaissance des lieux et prévoyant que, si elle était suivie d’une action, il était préférable de conserver une entière liberté de mouvement. Cependant, étant donné que l’heure était celle du déjeuner, autant en profiter pour s’assurer une réserve de forces qui pourraient se révéler utiles et se comporter par la même occasion comme n’importe quel honnête citoyen épris d’air pur et de spécialités gastronomiques. Les lois de la convergence s’accomplirent jusqu’au bout : Alona s’attabla dans un restaurant dont l’architecture montagnarde lui avait plu, quinze minutes plus tard Kerno pénétrait dans la même salle.
Cet étonnant concours de circonstances n’alla pas jusqu’à les placer côte à côte, en fait l’affluence des consommateurs et le peu de tables demeurées libres fit que toute la largeur du local les séparait. Toutefois le marin ne tarda pas à remarquer la dîneuse solitaire à l’autre bout de la diagonale et, bien sûr, sa ressemblance avec le portrait-robot lui sauta aux yeux. C’était bien le signalement de Maura, la concurrente du Syrog signalée par Ryash, sauf qu’elle était nettement plus jolie que le croquis ne l’avait laissé supposer — le genre de fille à qui il est impossible de passer inaperçue — il était normal que l’enquête menée auprès du personnel du palace de la capitale ait abouti à une description aussi proche de la réalité. Il était d’ailleurs curieux que les services spéciaux d’en face aient fait choix pour cette mission d’un agent secret facile à repérer, mais Kerno se rappela qu’elle non plus n’était pas fichée ; le jeu devait consister à faire appel à ses charmes pour séduire Esder et lui extorquer plus aisément le résultat de ses travaux. Quand la police serait alertée, il vaudrait mieux pour elle qu’elle ait eu le temps de disparaître de l’autre côté des frontières, sinon sa rapide arrestation serait inévitable. En tout cas, à partir de ce moment, Kerno se promit de faire en sorte de la battre au plus tôt mais sans faire appel à des moyens extrêmes ; la seule idée d’user de violence pour éliminer une adversaire aussi séduisante et fragile que celle-là lui apparaissait éminemment déplaisante. Le mieux était de surveiller de très près ses mouvements, de la laisser opérer au besoin et, au moment décisif, de lui arracher le butin sans lui faire trop de mal. Se placer en embuscade à proximité, la cueillir à la sortie, la maîtriser et disparaître ensuite. Un athlète entraîné et rompu aux techniques de combat en face d’une frêle jeune femme, ce serait un jeu d’enfant. Le gros tigre contre la toute petite gazelle. Seulement le tigre ne sortirait pas ses griffes, il se contenterait de donner un bon coup de patte et la gazelle se réveillerait intacte...
Kerno mangea rapidement et régla l’addition afin d’être prêt quand la jeune personne aurait terminé. Elle mangeait du reste sans hâte et semblait avoir tout son temps. Enfin elle se leva, traversa la salle sans jeter le moindre regard autour d’elle, sortit du restaurant. Avec une tactique consommée, il la laissa s’éloigner, gagna à son tour la place, commença à la suivre de loin. La filature n’offrait d’ailleurs aucune difficulté ; à deux cents mètres de là, la belle espionne marchait tranquillement et sans jamais se retourner. En outre les promeneurs étaient suffisamment nombreux sur la route et dans les prés d’alentour ; il n’était que l’un d’entre eux et ne pouvait attirer l’attention de son gibier. Au bout d’une dizaine de minutes, elle obliqua sur la droite, s’engagea dans un petit chemin encaissé qui montait au travers des mélèzes et il put craindre un instant d’être obligé de trop se rapprocher d’elle. Toutefois le sentier faisait de multiples zigzags, la végétation dense formait un bon écran et il suffisait de s’arrêter à chaque tournant pour maintenir l’écart tout en demeurant sous le couvert et en s’assurant que la piste continuait. Une seule fois il faillit la perdre lorsqu’elle abandonna le chemin pour emprunter une étroite sente au travers d’un bouquet d’arbres particulièrement épais, mais il avait eu le temps de voir le changement de direction. Forçant légèrement l’allure, il atteignit la bifurcation, la dépassa de quelques mètres pour se rabattre entre les troncs. A partir de là il redoubla de prudence, progressant à demi courbé, posant soigneusement les pieds sur les plaques de mousse pour éviter de faire craquer la moindre branche morte, contournant les buissons pour ne pas être trahi par le plus petit crissement de feuilles. Devant lui, le bois commença à s’éclaircir. Il se mit à ramper silencieusement, se tapit contre l’un des derniers troncs. La forêt s’arrêtait là. Plus loin, apparaissait un espace dégagé et rocailleux où ne poussaient plus que quelques minuscules arbustes et cet espace ne mesurait guère plus d’une dizaine de mètres de largeur, s’interrompant subitement sur le panorama alpestre tout au fond duquel, par la trouée d’un vallon, scintillait un reflet doré terminé par une ligne brumeuse, la mer. La promeneuse était arrivée sur une crête formant un véritable belvédère et elle se tenait là, à vingt pas de lui, immobile, tournant le dos et contemplant le paysage étendu à ses pieds. Avec un soupir de satisfaction, Kerno comprit qu’il ne s’était pas trompé : c’était bien Maura qui était là. En tant que marin, il savait lire une carte et la graver dans sa mémoire, il n’avait pas besoin de s’y référer pour déterminer l’endroit exact où il se trouvait. Là, juste en dessous de cette arête, il devait y avoir une petite barre rocheuse dominant un vallon dont le talweg revenait en direction de Fodall et c’était à l’adret de ce vallon que se dressait le chalet d’Esder. La jeune femme avait donc accompli un quart de cercle de façon à revenir juste au-dessus. Elle était en train d’étudier le bâtiment et ses abords à partir de ce point bien choisi dominant le site presque à la verticale et qui lui offrait une vue aérienne qui lui permettait de noter le moindre détail topographique et de dresser ses plans en toute sécurité puisqu’elle était sûre d’être seule et que, du reste, il ne peut y avoir rien d’anormal à ce qu’un touriste s’aventure sur ce nid d’aigle pour admirer la beauté de la nature.
Incrusté dans le sol, respirant à peine, l’agent d’Alméria réprima un soupir. Si seulement son concurrent avait été un homme... Placé comme il l’était, il aurait suffi à Kerno de bondir, de le déséquilibrer d’une vigoureuse poussée, de l’envoyer en bas du rocher et le terrain aurait été libre. L’adversaire ignorait qu’il avait été filé, il n’avait aucune raison de se tenir sur ses gardes, il n’aurait pas le temps de réagir et de se mettre en état de défense... Une seconde, le marin imagina la scène, le corps dégringolant la falaise, se brisant aux arêtes du roc... Non, ce n’était vraiment pas possible ! Attaquer lâchement une créature aussi adorable, transformer ce corps fait pour l’amour en un pantin sanglant et désarticulé! Quand la rencontre aurait lieu, ce serait face à face. Pour le moment, il ne lui restait qu’à attendre qu’elle reparte après avoir achevé son examen ; il en ferait autant à son tour et arrêterait définitivement sa future tactique. Quelques instants s’écoulèrent encore puis, avec une soudaineté imprévue, l’incroyable survint. La jeune femme se retourna à demi, leva la tête vers le fourré sombre où Kerno se dissimulait.
— Pourquoi restez-vous là? lança-t-elle d’une voix claire et chantante. On voit tellement mieux d’ici ce que nous sommes venus voir...